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Sauvage. Je prends la terre à pleines mains et je la sens. Je la malaxe, elle glisse sous mes doigts, et petit à petit, j’apprends à la connaître, à l’apprivoiser. J’ai tant à apprendre, il faut tant d’années pour savoir. Regarder, écouter les anciens, taiseux ou bougons, sauvages. Il faut les apprivoiser avant. Sauvages, la pierre qui chante, le genêt qui plie, le bois, dont le vrai menuisier saura exploiter la courbure, et tant de sciences, d’arts, si lents à apprivoiser.

Sauvages les humains dans la cabane, la hutte ou l’habitat léger comme on dit. Oui, il leur arrive d’avoir trop froid ou trop chaud, peut-être même ont-ils parfois faim, voire ont-ils peur ? Peut-être sont-ils heureux ? Parfois ? Souvent ? Mais qu’est-ce que le bonheur ? A quoi tient-il ?

Sauvages, des maladies assassinent sans demander la permission. Malignes. Parfois elles sont engendrées par le monde qui les fuie, qui les traque. Contradictions ?

Sauvage, ma peur d’être enfermée, mon angoisse d’être envahie de substances toxiques, mon besoin d’espace libre de toute occupation humaine, mon addiction au parfum des chevaux ou des brebis, mon extase sous un ciel noir profond où les étoiles scintillent, pas les satellites, pas la traînée des avions. Même si je partage ma cabane avec des rats, des souris et des araignées, je préfère leur odeur à celle de l’eau de javel. Mon jardin est empli de fleurs aux prééminences alternées chaque année. Je préfère la blondeur de mes graminées à la pelouse des lointains voisins. Je souffre à la vue des sols ras. Même si je comprends la nécessité d’éviter les incendies. Pourquoi tout couper au moment où la sève jaillit ?

Quel est le prix de la sauvagerie ? Suis-je prête à le payer ? Je ne sais pas, mais selon mon intuition, sa pérennité est supérieure à toutes les technologies du monde.

Je demande juste d’avoir le choix. Je le demande, car selon des anciens reconnus, la science actuelle copie l’inventivité extraordinaire de la nature, mais jamais elle ne parviendra au degré de raffinement de la vie. Elle avance laborieusement malgré ses ambitions. Elle est loin d’atteindre la perfection. Si on les laisse vivre, un jour, les sauvages pourront encore l’inspirer, comme cela se fait depuis la nuit des temps.

Laissez vivre les sauvages, même si parfois leur présence gêne un bel ordonnancement, même s’ils semblent peu sérieux, sales ou dépenaillés. Laissez vivre les sauvages, s’ils l’ont choisi, même si parfois ils en meurent. Vaut-il mieux mourir dans la forêt ou à l’hôpital ? La propreté et l’argent remplacent-ils le bonheur ?

Laissez vivre les sauvages s’ils sont heureux ainsi car au moins, ils vous laisseront vivre vous aussi en paix.

Combien sont-ils, les sauvages refoulés, dont l’âme blessée erre sans repos, jusqu’à les rendre fous ? Vous imaginez difficilement combien ils peuvent devenir dangereux pour vous. Alors si ce n’est pour eux, faites leur pour votre sécurité. Laissez leur des espaces où ils peuvent survivre sans votre aide, loin de votre monde, de vos valeurs. Laissez les choisir. Permettez le choix. Laissez les utiliser des recettes toutes simples pour se loger, se vêtir et se nourrir. Même si vous pouvez leur vendre peu. Vous trouverez toujours des clients à l’affût de vos gadgets.

Et si jamais l’un d’entre eux renonce, s’il revient vers vous comme une brebis égarée, acceptez le malgré tout. Car peut-être un jour, comme c’est déjà le cas dans certains endroits, pour certaines personnes, vous réfugierez-vous près de ces sauvages pour oublier votre oppression. Peut- être jouerez-vous à leur ressembler. Un peu mais pas trop. Et ça vous fera du bien. Alors fermez les yeux.