Le meilleur moyen de préserver un futur durable est la maintenance du présent
De la durabilité
Dans leurs définitions et leurs pratiques dominantes le durable, le développement durable, la durabilité … semblent aujourd’hui inexorablement dépassés, frelatés, instrumentalisés qu’ils sont dans la persévérance de la guerre livrée au vivant, à la culture, à l’humanité par le capitalisme (devenu vert) et ses divers avatars industriels (désormais écoresponsables) lancés à la poursuite du mirage de la croissance verte.
Toute activité industrielle est devenue durable et développante, plus aucun politique ni structure institutionnelle ne dispose d’un agenda de transition vers un capitalisme résilient …
A ce stade de brouillage avancé, et en manière nécessaire de ne pas laisser cette confiscation aux imposteurs, il importe donc de s’emparer différemment de ces sujets pour ruiner les éléments de langage qui plombent toute possibilité de sortie par le haut.
Selon le philosophe contemporain Pierre Caye1, le durable est ce qui permet de dilater le présent.
Saisie ainsi, la durabilité en tant qu’agent de l’encrage dans l’ici et le maintenant constitue une force d’opposition à l’accélération et à l’ubiquité promises par la modernité tardive2 des technologies numériques. Lesquelles nous détachent du rapport archaïque à faire, à sentir, à être là où nous sommes … en précipitant l’enchaînement des instants tout en dématérialisant notre confrontation à ce qui nous environne.
Cette conception du durable proposée par Pierre Caye ne concerne pas seulement la protection de l’environnement mais caractérise la maintenance de l’ensemble des conditions d’existence dans leur rapport au temps et à l’espace et ouvre à une possible réforme des moyens de production.
Il contribue donc à l’invention écologique en tant que celle-ci consiste, parmi d’autres enjeux, à étendre et à renforcer l’homme dans son être au monde et non à engager incessamment celui-ci (le monde) dans une suite permanente de rebonds et glissades vers des horizons prétendument meilleurs et de moins en moins conviviaux.
La durabilité n’est donc pas une option de circonstance – lutter contre le dérèglement climatique par exemple – mais un impératif ontologique, une exigence fondamentale qui procède de l’humanité même.
De la subjectivité nécessaire à la mesure du monde
Ainsi décrit, le durable présente un agencement indivisible de caractéristiques à la fois mesurables (des données objectivables) et ressenties (des affects issus des expérience personnelles et collectives) qui ouvre potentiellement à une concordance entre savoirs scientifiques et savoirs culturels.
Habiter est une expérience universelle et intrinsèquement constituée d’intensités vécues qui complètent, contestent voire bravent la rationalité de l’approche métrologique.
Si la modélisation d’un logement est possible quant à sa spatialité, son bilan énergétique, sa valeur économique … aucune démarche cartésienne se sait mesurer son habitabilité au sens de ce que les habitants sont à même d’y tisser en terme d’usages, d’émotions, d’imaginaire.
Paramétrer un usage et son vécu engendre à coup sûr sa réduction à une valeur moyennée niant toute singularité et plus encore favorisant l’injonction prescriptive opposable au tiers, comme la température de consigne des locaux partagées.
Si l’accroissement de la température entre l’aube et le levé du soleil peut se mesurer, l’extase homérienne d’un vécu de « l’aurore aux doigts de rose » reste hors comptabilité ; on préfère confier à la poésie la restitution de cette expérience à la fois ordinaire et fondatrice.
Ainsi l’expérience de l’architecture, et plus largement des villes et des paysages aménagés, cultive notre attention à l’espace et au temps et situe notre existence ; lorsque nous habitons un lieu, nous sommes en retour habités par lui.
De l’intensité sociale pour changer durablement le monde
L’intensité sociale dans le travail résulte de la capacité de transformation du monde, signifiante ou modeste, qu’un opérateur est à même de produire lorsqu’il lui est accordé la possibilité de pouvoir s’approprier à minima les forces et les intelligences qui dictent son intervention.
Outre la mobilisation de ses savoir-faire, c’est aussi à son savoir-être qu’il est fait appel : savoir se comporter vis à vis des règles et des tiers, se situer dans l’instant de toute production, qu’elle soit matérielle ou de service, savoir évaluer et juger comment agir … la part de tout métier qui ne s’apprend dans aucune école mais qui humanise et contextualise le travail, comme aucune assistance numérique ou intelligence artificielle n’en est et n’en sera capable.
La promotion de l’intensité sociale interroge l’entièreté des dimensions du travail et les logiques de production pour œuvrer à leur transformation. Agglomérant des données et des valeurs hétérogènes, là où règne la calculabilité algorithmique, elle ouvre à une approche holistique mettant en lien et en mouvement le travail, son environnement et l’ensemble de ses attendus ; façon d’articuler force (de travail) et capacité (à faire), tâches (à accomplir) et attachement (au bien faire), énergie renouvelable (le travail humain) et ressources culturelles (les savoir-faire), en outrepassant la vision managériale résolument inculte à ces enjeux3.
L’intensité sociale contribue à l’émergence d’une écologie du travail qui accorderait autant de valeur aux conditions de production qu’aux productions elles-même en associant pleinement aux techniques productives et normatives qui phagocytent le monde du travail, les techniques culturelles propices à l’hominisation.
- Pierre Caye est un philosophe contemporain qui travaille, entre autres sujets, sur la possible réforme des conditions de production à partir de l’architecture et à l’élaboration d’un modèle économique fondée sur sa conception de la durée ↩︎
- Clin d’œil appuyé à Hartmut Rosa, philosophe sociologue , auteur de « Rendre le monde indisponible » ↩︎
- Cf. la foisonnante étymologique du mot travail qui conteste l’officiel et très judéo-chrétien « tripalium » avec des variantes
plus émancipatrices fondées sur la déclinaison de l’étymon « trabs » décliné en « tra« , « trans« , que l’on retrouve notamment dans « travel« ; le travail aurait donc à voir avec un mouvement, une progression, possiblement source de tension, mais opposée à l’attachement statique et funeste à l’outil de torture. ↩︎