« …parce qu’on se bat contre une société de consensus massif. Plus un consensus est mou, plus il est puissant, plus il absorbe les attaques, moins on peut le déstabiliser. Nous sommes face à un gros bloc de gélatine et de glu. Vous lui donnez un coup de couteau… Il avale le couteau Vous lui donnez un coup de boule… Il vous avale le crâne. C’est un ventre qui peut tout gérer, tout digérer, même la révolte ! Même nos cris ! Notre résistance, il s’en nourrit… Car c’est la seule chose qui bouge encore dans la glu, le seul spasme de vie. Sans le vouloir, nous sommes devenus leur électrochoc, nous les maintenons à niveau… »
Alain Damasio, La Zone du dehors
Ce jeudi 19 avril 2012, j’arrive sur le parvis de la Défense pour co-animer une réunion sur les blocages engendrés par le système d’assurance français dans la construction écologique. Dans la foulée du grenelle de l’environnement orchestré par le chantre de la décroissance Nicolas Sarkozy, un grand raout est piloté par le ministère de l’écologie du développement durable et de l’énergie pour analyser, je cite, les « obstacles au développement économique des filières de matériaux et produits de construction bio-sourcés ». Planté entre la tour Total et celle d’Areva, je me dis qu’on joue clairement pas à domicile.
J’ai quand même un petit plaisir qui me chatouille les moustaches. Le référent « assurance construction » de la Direction de l’Habitat, de l’Urbanisme et du Paysage (DHUP) en charge de représenter le ministère au sein des réunions que nous coordonnons, s’était agacé quelques jours plus tôt de mon origine suisse. Copiloter une action visant à comparer les différents systèmes d’assurance construction en Europe et leur impact sur la politique du bâti n’avait rien à faire dans l’agenda d’un helvète dont le quotidien était très précisément de ne jamais avoir affaire à une assurance décennale ou un bureau de contrôle. Pour le rassurer, le comparse du dit helvète exerçait bel et bien en tant qu’architecte en France. On lui avait juste pas précisé que ce dernier était un transfuge genevois particulièrement bien placé pour constater à quel point le système français dysfonctionnait à plein tube.
Installés dans une salle de réunion borgne de la Grande Arche de la Défense, notre objectif était de démontrer qu’un des principaux noeuds du problème résidait, de manière systémique, dans les modalités de validation de systèmes constructifs mis en oeuvre et leur assurabilité. Nous proposions alors d’étayer cette thèse par le témoignage émanant autant d’une maîtrise d’ouvrage publique ou privé que de syndicat de produits industriels d’origine végétale ou d’artisan-e-s du bâtiment travaillant en filières courtes et matériaux bruts.
Depuis 1978, la loi Spinetta instaure l’obligation de contracter une assurance décennale pour les entreprises de construction afin de garantir la mise en place d’une couverture financière des sinistres. Elle est également complétée par un mécanisme de financement à court terme des travaux de réparations, à savoir l’assurance dite de dommage-ouvrage qui coûte un bras et ampute d’autant le budget de construction disponible.
Autrement dit, sous couvert de protection des usagers et usagères (des consommateurs comme on dit à la DHUP), la loi octroie le droit aux entreprises privés d’assurance de décider ce qui peut être considéré comme un système constructif fiable et sérieux et ce qui ne le peut pas. Et ceci au travers, entre autres, des textes réglementaires de l’Agence Française de Normalisation (AFNOR) et des prescriptions du Conseil Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB).
On peut donc très vite s’imaginer que la construction en terre ou en bois massif prélevés sur site ne passe pas la rampe des standards de normalisation, la matière première étant, par définition, hétérogène, le matériau mis en oeuvre caractéristique du lieu et le savoir-faire déterminant pour transformer une matière en matériau. La loi Spinetta est le bras armé de l’industrialisation de la construction et l’écharde enfoncé dans le pied de quiconque voudrait mettre un peu de culture-métier dans la production de son bâtiment.
Mais une autre surprise nous attend lorsqu’on vient d’un pays dont le système d’assurance construction est de type contractuel, comme en Suisse ou en Allemagne1 : c’est le coût de l’assurance « dommage- ouvrage » dans le budget de construction.
Bien placé à la frontière genevoise pour appliquer un petit comparatif, je regarde le devis général de deux projets de petits immeubles de logements collectifs de part et d’autre de la frontière. À montant équivalent d’environ 5 millions d’euros, le projet suisse avait en tout et pour tout 4’000 euros d’assurance (responsabilité civile du chantier et couverture des sinistres en cours de travaux : inondations, etc…) alors que le projet français annonçait 175’000 euros d’assurance « dommage- ouvrage ». Autant d’argent qui aurait pu être mis à profit dans la qualité du bâtiment…mais qui se retrouvera répercuté in fine sur les loyers.
C’est d’ailleurs la première des hypothèses formulées dans notre proposition d’étude comparative qui est balayée d’un revers de main par le représentant du ministère lors de notre réunion introductive à la Grande Arche : le système français est celui qui protège le mieux le « consommateur ». Nul besoin d’y répondre, en quelques minutes, le pauvre bougre se fait envoyer dans les cordes par d’autres invité-e-s autour de la table qui lui rétorque que la grande majorité des maisons individuelles construites en France ne sont pas couvertes par une « dommage-ouvrage » car cela coûte trop cher, et ce malgré l’obligation légale liée. Alors que le taux de sinistralité explose dans cette catégorie…
En trois réunions, les témoignages s’enchainent sur les montagnes à gravir pour quiconque veut construire avec des systèmes constructifs non-industrialisés en France. Que ce soit le maire d’une petite commune bretonne dont la salle polyvalente a été construite en bois-terre-paille ou des bailleurs sociaux vosgiens qui ont réalisé des logements passifs en paille porteuse, tous s’accordent pour dire que la volonté de construire des bâtiments en matériaux locaux peu énergivores et générateurs d’emplois qualifiés est un chemin de croix peu enviable aux réfractaires de la paperasse et de la réunionite. Autrement dit, un blocage de taille au « développement économique des filières de matériaux et produits de construction bio-sourcés ».
De leur côté, les artisans invités sont unanimes sur les difficultés d’obtention d’une assurance décennale pour tout système constructif alternatif au prêt-à-l’emploi et ne cache pas leur désarroi lorsqu’il faut payer une prime représentant 1 à 3% de leur chiffre d’affaire annuel alors que certains ouvrages sur chantier ne sont pas assurés car non-reconnus par maman assurance.
Bref, un système lourd et couteux autant pour les professionnel-le-s du bâtiment que pour les futur-e-s usager-ère-s de ceux-ci réservant tout intention de faire un pas de côté face à l’industrialisation massive de la production architecturale aux militant-e-s déterminé-e-s à en découdre avec le rouleau compresseur du système.
Le représentant du ministère, après s’être pris dans les cordes, a piqué du nez pendant la réunion.
Le coordinateur du plan d’action issu du Grenelle, après avoir octroyé des centaines de milliers d’euros pour d’autres actions autour de la « structuration des filières » ou encore de la création d’un label bâtiment « bio-sourcé », est devenu président de Pavatex France, principal fabricant industriel d’isolant à base de laine de bois.
Et le rapport comparatif dénonçant la collusion du système d’assurance construction français avec la destruction de l’autonomie des artisan-e-s, leur transformation systématique en poseurs et poseuses de produits normalisés et le détournement de fonds induit au profits des professionnel-le-s de la couverture du risque cale une armoire dans une salle de réunion borgne de la Grande Arche.
Le ventre mou du système aura, encore une fois, absorbé toute velléité de transformation aux racines du problème et continuera d’encourager, à grands renforts de réunions « transversales et interdisciplinaires », la réaction de textes normatifs faisant allégeance à la loi Spinetta.