Il est des villes qui se vident de leurs habitant-e-s comme une baignoire de l’eau du bain, rapport, notamment, à la désindustrialisation propulsée par l’économie mondialisée et au chômage qui en découle1. D’autres ne cessent de voir leur population augmenter et c’est le cas de Genève.
Genève est une ville qui n’a pas échappé au phénomène de déplacement des lieux de production vers des pays à bas coût de main d’oeuvre mais, contrairement à d’autres, elle a vu son « attractivité économique » augmenter par une sur-tertiarisation de l’économie. Dopée par l’appât des multinationales avides de baisses d’impôts, l’omniprésence d’un secteur bancaire protégé par la célèbre discrétion helvétique et par un environnement privilégié qui attire volontiers le gestionnaire de fortune, le cadre d’entreprise ou le trader qui en veut, l’injonction à l’attractivité est sur toutes les bouches. Sorte de mantra historique des milieux politiques néolibéraux, elle ne manque cependant pas de fleurir dans les discours de la gauche de gouvernement, convaincue qu’on ne peut pas cracher dans la soupe de cette manne fiscale et que l’arrêt de jeu capitaliste n’est pas à l’ordre du jour.
Secondée par un accueil plus que généreux des grandes fortunes du monde entier qui viennent se prélasser sur les bords privatisés du lac Léman, c’est bien cette attractivité économique qui fait que de plus en plus de richesses s’accumulent dans ce petit canton de la Suisse occidentale au détriment d’autres territoires et que, par conséquent, le travail pour faire tourner ce dispositif structurel ne manque pas. En 20 ans, la population du canton genevois est passée d’un peu plus de 400’000 habitant-e-s en 2000 à près de 520’000 en 2022, soit une augmentation de plus de 25%. Et c’est sans compter le nombre de frontalier-ère-s qui a été multiplié par 4 en 25 ans (26’700 personnes en 1996 contre plus de 100’000 en 2022) ! 2
Il faut donc loger tout ce beau monde et la main d’œuvre qui est à son service.
Pour ce faire, l’État de Genève a historiquement joué la carte du déclassement à tout va, faisant ainsi passé des dizaines de milliers de mètre carré agricoles du statut de champ de patates à celui de mines d’or pour promoteurs. Jusqu’au jour où l’arbitre fédéral siffla la fin de la récré. En effet, la confédération helvétique rappela aux dirigeant-e-s du canton que la Loi sur l’Aménagement du Territoire (LAT) devait être respectée, cette dernière demandant de garantir le maintien d’une proportion de surface agricole minimum par rapport aux surfaces bâties afin de participer à l’effort de production alimentaire locale.
Mais alors que des milliers de logements furent construits depuis le début des années 2000, le taux de vacance de logements disponibles restait invariablement sous la barre des 1%. C’est bien connu, trouver un logement à Genève relève du marathon ou du piston. Et on ne parle pas de logement à loyer abordable qui, lui, se situe dans les limbes de la rareté. La fameuse attractivité économique de Genève plombait les efforts de guerre du ministre du parti écologiste en charge de l’aménagement du territoire, M. Antonio Hodgers, qui depuis 10 ans défend une politique de densification afin de lutter, dit-il, contre le péril du trafic pendulaire.
Alors que faire désormais ? Et bien densifions l’existant.
Densifions ces zones villas du centre ville construites entre les années 30 et 60, maisons modestes avec leur jardin potager et leurs arbres devenus grands qui, pour la plupart, étaient initialement situées aux abords de la ville.
Densifions ce qu’il reste des zones artisanales et industrielles afin de les déplacer en périphérie urbaine et construire de nouveaux quartiers qui ne manqueront pas d’être estampillés des meilleurs labels de « durabilité ».
Et ce en empruntant systématiquement le principe de la tabula rasa comme seul horizon de pensée urbanistique.
Mis à part les rares propositions de conservation de bâti ancien ou de quelques arbres majeurs dans un Plan Localisé de Quartier3, l’habitus de l’urbanisme local consiste à tirer un trait sur tout ce qui existe sur le périmètre afin de reconstruire selon les standards de l’époque et un Indice d’Utilisation du Sol (IUS) digne de ce nom, autrement dit répondant aux objectifs de création de logements du canton. Passons la création systématique de nouvelles surfaces de bureaux alors que plus de 300’000 m2 de locaux existants restent, à ce jour, désespérément vides.
Exit les maisons, exit les arbres, exit les chemins, exit les entrepôts, exit les bâtiments artisanaux et industriels, exit les traces de ce qui s’est vécu ici.
Lorsque l’on évoque l’importance de la mémoire des lieux et la violence de la méthode pour les habitant-e-s des quartiers, on nous répond que l’heure est à la densification, que les propriétaires de villas en centre-ville sont des privilégié-e-s et que les maisons ou bâtiments que nous proposerions de conserver n’ont aucune valeur patrimoniale. Mais on est alors en droit de questionner ce qui définit le patrimoine.
N’est-ce que des maisons dites de maîtres (sic !) aux murs en pierre de taille et aux dimensions excentriques ? Des bâtiments artisanaux et industriels dont la facture rend hommage aux prouesses des ingénieurs et architectes qui les ont conçus ?
Ou peut-on considérer, au contraire, que le patrimoine urbain est fait de tout ce qui a constitué le caractère, la vie et les qualités d’un quartier ou d’une rue et qu’il y aurait une autre manière de faire évoluer la ville en composant avec l’existant tout en s’adaptant aux usages et besoins d’aujourd’hui ?
Les travaux de Joseph Rabie sur la reconversion des lotissement pavillonnaires français4 ou encore ceux de l’association « Redémarrer la suisse » travaillant sur la transformation d’îlots urbains5 nous laisse entrevoir que d’autres manières d’y réfléchir sont possibles et, de surcroit, beaucoup plus ancrés sur les problématiques sociales et écologiques que d’aucuns considèrent comme absentes de l’agenda politique.

De fait, un quartier de villas ou une zone industrielle et artisanale peuvent tout à fait être repensés de manière subtile en supprimant les barrières parcellaires, en y recréant de nouveaux parcours, en choisissant quels bâtiments pourraient être démolis pour créer de nouveaux espaces publics et, au contraire, lesquels auraient intérêt à être conservés ou faire l’objet d’une extension architecturale située et appropriée.
Le travail de taille et de composition s’appuie ce qui est déjà là et ce qui pourrait l’être, en s’ancrant dans une recherche de diversité constitutive de richesses poétiques et propre à tout processus de construction urbaine sur le temps long. Et ce avec les habitant-e-s et futur-e-s habitant-e-s du quartier qui pourront s’inviter à la table des discussions dès les premières esquisses.
On transforme un bout de ville pour le faire évoluer vers de nouveaux possibles tout en racontant une histoire. À l’image de ces photos anciennes qui, grâce à la conservation de certains bâtiments, permettent de tisser un lien entre passé et présent, il est alors possible de reconnaitre un quartier comme on reconnaîtrait un visage qui a vieilli.
On est donc là sur une démarche invoquant un véritable travail de projet nourris d’un lieu, de son insertion territorial et de l’ensemble des besoins, réflexions et ressentis exprimés par celles et ceux qui y vivent ou y travaillent. Tout le contraire de ce qui se fait majoritairement aujourd’hui, à savoir l’organisation d’une chasse gardée d’expert-e-s autoproclamé-e-s niant toutes compétences des premières et premiers concerné-e-s et érigeant la création ex-nihilo comme seule issue sérieuse à cette problématique sérieuse.
Sans compter l’absurdité du principe de démolition systématique quand on connait son bilan énergétique désastreux par rapport à la réhabilitation.

L’injonction à une surdensification répondant à l’accroissement constant de la population est le cheval de Troie d’un urbanisme expertocratique servant sur un plateau doré les intérêts immobiliers capitalistes dont le seul et unique but est de profiter d’un marché juteux et très peu risqué. Mais également certains appétits d’acteurs et actrices d’une maîtrise d’ouvrage d’utilité publique peu soucieuse d’un urbanisme alternatif.
Alors comment espérer pouvoir se libérer du paradigme des inconditionnel-le-s de la tabula rasa ?
Si la racine du problème n’est pas remis en cause, à savoir l’hyperconcentration des richesses liées à une politique faisant de l’attractivité métropolitaine, à Genève comme ailleurs, un horizon indépassable, rien ne pourra contrer les besoins en logements qui augmenteront inexorablement.
La question des modalités de redistribution des richesses et du pouvoir au niveau régional et inter-régional doit impérativement s’inviter dans les débats publics afin de sortir de la logique de centralisation pour aller vers une revitalisation des territoires abandonnés et de leurs démocraties locales.6
Par ailleurs, on peut avancer que sans reprise en main du foncier, la partie est perdue d’avance.
Un certain nombre de solutions politiques dignes d’intérêt existent pourtant et permettraient de jouer des coudes dans le grand jeu de l’acquisition de droits à bâtir. Que ce soit le droit de préemption de l’Etat sur la base de projets urbains réellement co-construits avec les habitant-e-s ou encore la création de foncières citoyennes du type community land trust7 qui permettent d’acquérir du foncier selon des objectifs et des valeurs partagées, les discussions sur de nouvelles manières de transformer la ville pourraient voir le jour et participer au changement de paradigme urbanistique.
L’occasion de passer d’une posture omniprésente de coupe rase à la hache à celle d’une taille appropriée au sécateur afin de régénérer et orienter la transformation de cet organisme vivant qu’est la ville.
- On pense aux emblématiques villes américaines comme Flint ou Detroit, victime des transformations de la production et des délocalisations de l’industrie automobile, mais plus proche de nous, on peut citer les villes moyennes des Hauts de France ou du Grand Est français. ↩︎
- Source : Office Cantonal de la statistique – https://statistique.ge.ch/ ↩︎
- Plan Localisé de Quartier, document réglementaire d’urbanisme qui édicte les règles d’implantation, de programme et de droits à bâtir. La plupart sont réalisés par l’Office de l’Urbanisme de l’État de Genève mais certains peuvent l’être par des bureaux privés. Ils font par contre systématiquement l’objet d’une enquête technique par les services de l’État, d’un préavis du conseil municipal de la commune concernée et d’une enquête publique ouvrant droit à recours.
C’est souvent lors de ces consultations que les demandes de conservations sus-mentionnées ont lieu. ↩︎ - « Rétrécir l’urbain » – Joseph Rabie, architecte-urbaniste – Revue Urbanisme, juillet-août 2011 > https://groupeissanlas.net/wp-content/uploads/2023/12/Urbanisme_379_JRabie.pdf ↩︎
- Voir « Redémarrer la suisse » > https://groupeissanlas.net/wp-content/uploads/2023/12/Neustart-Schweiz_voisinages.pdf ↩︎
- Voir à ce titre les travaux du réseau des territorialistes, et plus précisément leur définition de la métropolisation > https://reseaudesterritorialistes.fr/lexique/#m%C3%A9tropolisation- ↩︎
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Community_Land_Trust ↩︎