Réalisée depuis un satellite, en suivant le GR 34 ou détaillée au caillou et grain de sable près à la limite du rivage, chaque mesure de la côte bretonne donne un résultat différent. Selon Benoît Mandelbrot, l’inventeur des fractales1 dans les années 70′, l’écart est de l’ordre de 1 à 1.5.



Plus que les variations de valeur, l’écart met en évidences comment les conditions de mesure – distance de lecture, méthode de relevé, mobilisation d’appareils plus ou moins sophistiqués … – déterminent le résultat.
On voit par là l’interdépendance entre mesure métrique et procédé mis en œuvre, ainsi que la limite de sa prétendue incontestabilité ; laquelle repose pour l’essentiel dans l’affirmation du caractère scientifique des conditions de sa réalisation.
Il parait alors péremptoire de faire état d’une exactitude physique, encore moins d’une objectivation avérée tant les caractéristiques du mode opératoire pèse sur la valeur obtenue.
On peut donc postuler qu’il n’y pas de longueur certaine et définitive de la côte bretonne ou plutôt il y a autant de longueur que de mode d’arpentage.
Car mesurer, autant qu’évaluer, est avant tout une question de dispositif.
Mesurer c’est activer un dispositif
Nous mesurons au quotidien des quantités diverses telles que temps de travail, vitesse de déplacement, CO2, attente, solde en banque, surpoids, stress, farine … en utilisant une grande diversité d’appareils, des plus sommaires aux plus connectés, que nous activons selon des procédés empiriques autant que techniques, empruntant au ressenti comme à l’analyse objective.
A notre propre usage, ce bricolage fonctionne, quand bien même cette pratique échappe à la métrologie officielle dont la tâche est de définir l’ensemble des conditions et les méthodes de tous types de mesure afin de les fiabiliser le plus universellement possible.
Mesure singulière versus mesure générale, il est utile de reprendre ici le point de vue de Michel Foucault sur le dispositif :
« ce que j’essaie de repérer sous ce nom c’est … un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments … par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence.
Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante …
Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionne.
C’est ça le dispositif : des stratégies de rapport de force supportant des types de savoir et supporté par eux. »
La tentative d’objectivation de la mesure repose sur la construction d’un ensemble d’éléments hétérogènes dont l’effet attendu, un résultat quantifié certain, est cependant fatalement oblitéré par les conditions même de sa réalisation.
Il faut donc un encodage disciplinaire (voire dogmatique) pour prétendre à l’irréfutable ; c’est le rôle entre autre des sciences dures, notamment dans leur recours à des instrumentations de plus en plus distanciées du commun (cf. la « fonction stratégique dominante » du dispositif selon Foucault).
L’histoire du mètre étalon est en ce sens explicite : de l’objet palpable disposé dans l’espace public entre 1796 et 1797 (un parmi les 16 répartis dans Paris subsiste encore au 36 de la rue de Vaugirard) on arrive en 1983 à une formule complexe et invérifiable par tout un chacun à savoir : « la longueur de la distance parcourue par la lumière dans le vide en 1⁄299792458 de seconde » !
Si toute proposition de mesure est vouée à rencontrer cette limite, alors celle de l’intensité sociale doit composer avec cet avatar, faisant de son inaptitude à l’exactitude et de sa capacité à trahir un moyen de mieux définir l’objet qu’elle entend sonder.
Quel dispositif pour mesurer l’intensité sociale ?
Toujours en appui sur le point de vue de Foucault, si l’intensité sociale est intrinsèquement un ensemble d’éléments résolument hétérogènes, la question est de faire de son évaluation un dispositif horizontal, territorialisé et appropriable plutôt que surplombant et générateur de rapport de forces inscrit dans un jeu de pouvoir …
On l’a déjà dit, le foisonnement de l’intensité sociale, nous amène à mesurer des choux et des carottes, Des choux physiques et des carottes ressenties (ou l’inverse selon affinité) ; en tous cas de l’hétéroclite, du diversifié et qui plus est du tangible (les artefacts produits) comme de l’expérimental (l’expérience du monde lors de la production de ces artefacts).
Comment alors prévoir un mode de mesure apte à agréger dans une expression communicable
une quantité d’énergie incorporée (en distinguant énergie grise et énergie métabolique),
– la valorisation monétaire et sociale d’un corpus de savoir faire,
– le ressenti d’un acteur vis-à-vis de son plaisir à œuvre, de son projet personnel, de sa trajectoire de socialisation …
– le gain sociétal, en production de patrimoine et d’en commun,
– …
L’hypothèse fractale ouvre une piste pour possiblement parvenir à estimer un résultat et le processus mis en œuvre pour le réaliser. Il s’agit d’adjoindre à la mesure de l’objet lui-même (ses performances) l’évaluation des conditions matérielles, culturelles et sociales de sa production (le contexte performantiel) et le gain pour les parties prenantes (les performeurs), chacune de ces catégories relevant de modes de mesure spécifiques à priori peu compatible entre eux.
Si l’on reprend la comparaison avec la mesure de la côte bretonne, dont le résultat varie selon le type de regard porté, on peut envisager d’aborder la condition composite de l’intensité sociale par un dispositif à focales variables, activant des unités de mesure adaptées aux différentes valeurs physiques, économiques, morales … rencontrée ; un outil polyglotte en quelque sorte.
Retour sur le modèle fractal
Précision intéressante à propos de l’effet fractal sur le dessin de la côte bretonne.
Son linaire fracturé est le résultat d’une relation dialectique entre la force des éléments naturels qui la percutent, et en écrivent la ligne toujours plus échiquetée, et la capacité de cette structure brisée à réduire la puissance destructrice qui la façonne en offrant une grande surface de contact aux vagues, les divisant en vaguelettes d’intensité plus faible.
Le dessin résultant, montre comment chaque fragment exprime formellement l’ensemble à la cohérence duquel il participe ; il en va de même pour le chou romanesco (à l’inverse des carottes).

On voit ici comment le modèle fractal contient une dimension systémique, sinon taoïste.
Cette réciprocité nous autorise à postuler que la mesure de l’intensité sociale participe pleinement de celle-ci, en tant qu’elle internalise dans son instrumentation les éléments même de sa constitution. Rien d’autre en cela qu’un principe éprouvé d’auto évaluation, ferment opérationnel actif de l’autonomie des acteurs et du projet, autonomie qui constitue un des piliers de l’intensité sociale.
Tresser savoirs scientifiques et savoirs culturels
Et s’il s’agissait moins de quantifier que d’évaluer …
Ce qui nous intéresse dans la problématique de l’intensité sociale est son alliance de données externalisables et de perceptions éprouvées ; c’est aussi la volonté de sortir d’un modèle dominant et sclérosant, celui du travail paramétré, tel que l’industrialisme et l’ultralibéralisme sont parvenus à formater.
C’est en d’autres termes un projet politique car, pris au pied de la lettre, évaluer c’est attribuer des valeurs à un bien, une action, une production … affirmant un positionnement explicite et singulier dans un environnement culturel, social, économique donné.
Pour notre cas, le corpus de valeurs qui représente notre référentiel, celui qui étalonne notre rapport au monde et prétend donner congruence à nos actions et engagements, relève de champs suivants (à développer) :
– valeurs énergétique > répartition des types d’énergie incorporés dans un ouvrage …
– valeurs économiques > répartition capital/main d’œuvre, équité de rémunération …
– valeurs de convivialité (item d’inspiration explicitement illichienne2) > contribution de l’intensité sociale à la qualité d’un produit, en pertinence de sa réponse aux attentes, plasticité d’usage, patrimonialisation, durabilité …
– valeurs sociales > qualité des rapports entre œuvrant …
– valeurs personnelles > autonomie, réalisation/accomplissement, acquisition de compétences …
– valeurs écologiques > combo non doctrinal issu de l’héritage des « grands anciens » (Thoreau, Reclus, Ellul, Dumont, Illich, Gorz …) croisé avec l’apprentissage par le faire et le réfléchir ensemble…
Mesurer c’est aussi se mesurer
La métrologie traditionnelle, d’obédience scientifique et industrielle, construite sur des arguments d’efficacité et de rationalité, est indéniablement un instrument de puissance, voire de domination. Il s’agit d’établir des référentiels prescriptifs prévalant aux cahiers des charges censés déterminer les conditions de production permettant d’atteindre massivement des objectifs de qualité, de fiabilité (et d’obsolescence programmée), de rendement …
La métrologie molle, celle à laquelle la mesure de l’intensité sociale souscrit, ouvre possiblement à une autre approche qui envisage chaque projet (chaque production) comme singulière et de fait, partiellement détachée des contingences d’une ambition de la duplication pour satisfaire une multiplicité de demandes/besoins supposés identiques.
Ainsi le dispositif d’évaluation n’est pas en surplomb du processus mais l’intègre comme outil de projet, ressource à la fois productive et réflexive, propriété de l’ensemble des acteurs impliqués. Ce qui milite à l’évidence, et en cohérence, pour « l’outil par projet« , au détriment de l’outil universel.
Un postulat est que l’affirmation et la légitimation de ces singularités requiert des outils multiples, y compris ceux de l’évaluation. Car si l’expérience est irréfutablement féconde, à plus d’un titre, elle est aussi transgressive, voire disruptive, de part sa nature intrinsèquement progressiste. Alors que cette caractéristique n’est aucunement problématique dans une sphère privée fonctionnant par affinité, elle le devient dans le cadre d’un débat ouvert, à fortiori dans une ambition de démonstration, quand bien même cette dernière ne procéderait pas du dogme mais du faire.
L’usage de l’évaluation serait alors la contrainte fertile obligeant à éclairer l’implicite et questionner le convenu.
Façonnons le dispositif … osons l’incommensurable
De l’art contemporain comme source d’inspiration.
En 1913 Marcel Duchamp s’est doté de sa propre unité de mesure de référence en réalisant « trois stoppages étalon » :

Au-delà du résultat plastique, le procédé utilisé par Duchamp nous éclaire sur la possibilité d’invention de l’outil :
« L’idée de la fabrication – Si un fil droit horizontal d’un mètre de longueur tombe d’un mètre de hauteur sur un plan horizontal en se déformant à son gré et donne une figure nouvelle de l’unité de longueur – 3 exemplaires obtenus dans des conditions à peu près semblables dans leur considération chacun à chacun sont une reconstitution approchée de l’unité de longueur ».
Mêlant protocole scientifique, art comme expérience existentielle et affirmation de l’irréductibilité du sujet dans une démarche empreinte du pur « ironisme d’affirmation » (attitude créative malicieuse dont Duchamp aimait à se prévaloir) ce geste à résonance fractale, ouvre une piste à notre recherche : construire un outil d’évaluation c’est engager un rapport au monde sur des valeurs choisies, revendiquées et situées.
Il n’y a donc rien d’incommensurable, seulement la limite que l’on se donne à ne pas mesurer.
Il y a la possibilité/nécessité de revendiquer des modèles singuliers pour aménager le réel à notre mesure, en tenant compte de la limite de nos outils et de l’usage que l’on en fait.
- Le mot « fractale » vient du latin « fractus » qui signifie « brisé ». Une fractale est un objet géométrique « infiniment morcelé » dont des détails sont observables à une échelle arbitrairement choisie.
https://www.maths-et-tiques.fr/index.php/detentes/les-fractales ↩︎ - Ivan Illich, La convivialité 1973 https://archive.org/details/illich-convivialite/page/n1/mode/2up ↩︎