La trace est signe d’un passage, d’un parcours, d’une action marquant une matière, un lieu, une altérité.Par abstraction, elle devient manière d’agir, présence faible, permanence d’une antériorité. Délibérée ou spontanée, elle est à la fois message – furtive conversation à distance – et ce qui permet de pister – suivre à la trace – indice précieux d’observation, d’analyse, de compréhension.
Nous pouvons évoquer les traces résiduelles de l’outil, involontaires mais qui disent le geste de l’ouvrier-e, artisan-e, indice archéologique, artefact expérimental, sorte d’anthropographie à coups de truelle …
Il est également des traces volontaires, de type code métier :
- marques et contremarques charpente, établissement de menuiserie, trait de niveau du maçon ; partie prenante du processus de travail, repères et indications pour soi, pour plus tard et/ou pour les collègues,
ou signature :
- marques du tâcheron, pour faire valoir ses droits, taille de pierre, tuiles canal signées,
- pour se différencier, par fierté de son ouvrage ; rapprochement de l’ouvrage et de l’œuvre artistique,
- scarification intempestive pour exister – malfaçon – laisser sa marque, clandestine mais affirmée, dans des constructions toujours plus lisses et anonymement fabriquées.
Mais aussi des traces comme signe d’appartenance ou marque du temps, de l’époque, croix sculptées sur linteaux, dates, griffes/initiales dans le ciment frais. D’autres encore qui révèlent d’un savoir vivre, d’une convivialité : du sapin sur le faîtage annonçant le gigot bitume, des rituels communs pour marquer des temps forts de la construction.
Et pléthores de variantes à mi-chemin de ces différentes catégories tel le motif au fond du moule à beurre correspondant à la marque du producteur, signature qui procède également du décor.
Les ouvrages vernaculaires, nous dit-on, sont réputés aller à l’essentiel, à l’efficacité.
Que pensez alors des ornements que l’on ne manque pas d’observer sur ces productions ?
Il semblerait que l’ornement, une certaine esthétique, fasse partie de cet essentiel.
Cette plus-value est certainement à rapprocher du mode de production, du contexte, sur le temps long, le temps masqué de la veillée et des travaux hivernaux.
L’ornement n’est donc pas un crime1 mais l’affirmation d’une appartenance sociale et culturelle.
Quelles intentions guident notre main et notre cerveau lorsque nous passons (investissons) plus de temps que strictement nécessaire à la réalisation d’un ouvrage?
La recherche d’une certaine forme du beau ?
Une volonté d’embellissement ?
Un besoin de se démarquer du groupe ?
Une astreinte distinguée à une exigence de qualité (cf. dilettantisme), posture romantique décalée et résistante dans une économie de la performance paramétrée ?
L’intensité sociale s’inscrit dans ce registre de traces voulues comme impromptues, ce superflu qui, au delà des impératifs de productivité, indique un rapport sensible à l’ouvrage.
De la trace au tracé et de ce qui en découle
Tracé : ce qui donne forme, informe et s’impose au faire.
Tracé : trait ordonnant une organisation spatiale, une logique de production, une disposition des corps et de l’esprit vers un objectif hétéronome.
Traçage : opération de suivi et de maîtrise de celui-ci ; par extension acte de surveillance et de contrôle.
Le passage du dessin au chantier s’inscrit dans une subordination du second au premier. L’abstraction du trait contient la prescription non négociable du choix des matières/matériaux, de la mobilisation des techniques et des savoir-faire et de leur chronologie d’exécution.
La justification de cet impératif par la rationalité supposément prodigue en gain d’efficacité et de productivité, privilégie le performantiel au détriment du ressenti des exécutants quand à leur statut et rapport au travail.
On voit par là combien le tracé confine à une puissance de contrainte physique, de soumission sociale et d’extraction de valeur.
L’évolution de la trace au tracé est motivé par la perspective d’un travail à plusieurs.
Il est rare qu’une personne œuvrant seule s’interdise la souplesse de l’adaptation en cours de réalisation (sauf dans le cadre d’un exercice jugé stimulant pour des raisons qui lui sont propres).
En revanche il est communément admis qu’il est pratique pour l’électricien de savoir où sera précisément positionner la cloison du plâtrier pour faire la distribution des réseaux.
Souvent le fonctionnement en groupe appelle la constitution de règles, règlements ou lois.
Le tracé peut être considéré comme tel et à partir de là ce n’est plus le tracé en lui-même qui doit être questionné mais les conditions de son application, de son évolution.
Qui, quel groupe ou partie du groupe est en droit d’amender le tracé et dans quelle conditions ?
La réunion de chantier comme commission de la révision du tracé ?
Vers un chantier jazz ?
Le jazz comme métaphore de l’autonomie d’un groupe à s’accorder sur ses propres contraintes de production, décidant d’un cadre (un plan guide), une grille harmonique d’accords et de tempos (structurante organisant les événements qui s’y inscrivent), l’ensemble jouant le thème, chaque instrumentiste/corps de métier prenant des chorus … le travail quittant le registre de la torture subie pour tendre vers l’aventure du voyage…2
Si l’origine du mot jazz reste sujette à discussion, adoptons une des pistes majeures : énergie, vitalité, esprit.
De quoi caractériser, au delà de l’intensité sociale, la vie même.
- clin d’oeil au titre du manifeste moderniste de l’architecte viennois Adolph Loos, publié en 1913 ↩︎
- https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail ↩︎