Les mots ont un sens et souvent, richesse onctueuse de la langue et de l’écriture, le même mot a plusieurs sens.
Les langages techniques n’échappent pas cette règle.
Ordonnant objectivement les filières et les modes opératoires, ils affirment les conditions de production des artfacts et expriment par là même l’inconscient qui prévaut à la construction d’un type de société, à son imaginaire symbolique voire à sa cosmologie.
Les mots sont concomitants et indispensables aux évolutions techniques : l’énonciation du progrès informe sur une innovation tout en l’affirmant nécessaire, formidable, indispensable …
L’élan d’écoresponsabilité revendiqué aujourd’hui par l’ensemble des forces productives industrielles génère ainsi un flux tendu d’éléments de langage affutés en sorte que « tout change – en mots – pour que rien ne change – en actes. »
L’invention du concept biosourcés qui renvoie dans une obsolescence sémantique « construire en terre », « construire en bois » pratiqués depuis l’aube de l’humanité, tout en prônant la même chose, en est un exemple patent.
Dans le domaine de la construction élever et couler sont des termes usuelles, employés quotidiennement dans l’écrit (les prescriptions techniques de mise en œuvre) et dans le parler (les injonctions de chantier). Les interroger met en évidence leur opposition de sens et d’incidences, au delà des questions technico-esthétiques.
Quelque soit le mode constructif adopté, une des contraintes premières que le constructeur doit maitriser est celle de la force de gravité. Édifier un mur c’est opposer à la pesanteur un assemblage de matières fatalement plus lourdes que l’air et, selon la solution technique retenue, engager différemment l’acte de construire.
Une réponse technique antique, l’élévation
Pierres brutes, moellons de carrière, pierres de taille, briques de terre cuite ou crue … forment le registre des maçonneries hourdées à bain de mortier … dans lesquelles depuis le pied de la section à bâtir on élève un mur.
Le trajet vertical de chaque composant – couteux en énergie – est géré au plus court.
L’assemblage demande une maîtrise minimale pour que l’édifice acquiert une résistance suffisante dans le temps même de son montage pour assurer sa propre stabilité.
La réponse technique aux contraintes ainsi qu’au respect des prescriptions dimensionnelles de l’ouvrage se condense dans l’art de l’appareillage. Du choix des éléments à leur incorporation raisonnée dans l’ouvrage, en passant par leur préparation, l’ensemble des opérations convoquent un riche panel d’aptitudes comprenant des savoir faire (les acquis de la formation) et des savoir agir, les prises d’initiatives contextuelles ajustant le projet aux caractéristiques du milieu.
A une base théorique transmissible s’ajoute ainsi des capacités d’attentivité – observer, estimer, optimiser … – qui appartiennent de manière irréductible à l’opérateur et participe de son parcours de la formation vers le métier.
Scientifiquement on parlera d’une ouverture à l’affordance des matériaux, leur capacité à entrer en résonance avec le projet de l’opérateur, pour autant que celui-ci préserve une disposition sensible alerte dans l’exercice de son travail.
Dit autrement, ressentir « la pierre qui va bien » est purement expérimentale et ne peut s’acquérir que par une pratique située et pour partie autonome.
David Pye attribue à cet artisanat le terme « artisanat du risque » lorsque « la qualité du résultat est continuellement menacée au cours du processus de fabrication« , et que cette qualité » n’est pas prédéterminée, mais dépend du jugement, de la dextérité et du soin que le créateur exerce pendant qu’il travaille« .
Ici le travail peut se mesurer en temps, joules, carbone … mais aussi en plaisir, fierté et accomplissement personnel.
La solution moderne, le coulage
Avec le recours au matériau à l’état plastique versé dans des moules soit principalement le béton coffré dans des banches, on coule un mur (ou un voile).
L’opération procède à l’inverse de la précédente ; la matière est élevée au plus haut de la section à bâtir et lâchée entre les parois de coffrage suivant un principe de moulage.
Toute la masse est soulevée à une hauteur supérieure au faîte du mur et, n’ayant aucune cohésion immédiate (avant une quinzaine d’heures pour un mur à plusieurs semaines pour les ouvrages de franchissement, linteaux, dalles …) elle doit être maintenue par des soutiens extérieurs, sorte d’exosquelette provisoire.
Au delà de la transition entre énergie métabolique et énergie fossile (la force du maçon versus la puissance des machines), en regardant de plus près, on constate que plusieurs choses sombrent dans le temps même où coule le béton :
– la diversité des savoir-faire, aplanie par la norme qui exige des résultats homogènes en tout temps et lieux,
– toute territorialisation et son cortège de signes architecturaux premiers, au vu du caractère unifié et étanche au contexte des systèmes constructifs industriels,
– la réduction du niveau de qualification, les accessoires et procédés de mise en œuvre conférant aux opérateurs un rôle de manutentionnaire affecté à un registre de tâches répétitives au corpus fermé,
– l’implication au travail, qui ne peut qu’être factuelle – faire sans affect – aucune initiative n’étant attendue de l’ouvrier dans la ligne du process, attestant de la préférence accordée à l’emploi sur la dynamique du métier et d’une réduction de la progression professionnelle à la seule amélioration de la productivité.
Suivant à nouveau David Pye, on peut parler « d’artisanat du certain » dans lequel « la qualité du résultat est exactement prédéterminée avant qu’une seule chose vendable ne soit fabriquée« .
L’opérateur est un des paramètres du process global dont on attend une discrétion d’agir, docile et efficace, plutôt qu’une contribution sachante issue de son expérience propre.
La mesure de ce travail est quantitative et performantielle, dans le registre strictement objectivable de la productivité.
Vers une écologie du travail
Le passage de l’élevé au coulé éclaire sur les conséquences du glissement d’une filière à l’autre. En l’espèce, le naufrage est acté : le progrès matérialisé par le béton – la pierre liquide des poètes béats de la modernité – se retourne comme un gant lorsqu’une grille de discernement critique élargie aux notions d’utilité sociale, d’intensité sociale et plus largement d’écologie du travail est déployée :
– diminuer la part de main d’œuvre qualifiée d’une filière installée est une régression énergétique, l’énergie métabolique étant renouvelable à la différence de celle des machines,
– augmenter la capacité productive des machines sur lesquelles aucune contribution sociale n’est prélevée est une érosion manifeste du système de solidarité dont nous disposons,
– c’est en même temps une faillite culturelle au sens où les savoir-faire, et particulièrement ceux de l’artisanat, font partie intégrante du capital immatériel d’un pays, d’une région, d’un groupe social, –autre avatar culturel induit, la négation des expressions constructives situés qui sont avant tout des réponses adaptés aux spécificités environnementales des milieux habités, les solutions techniques universelles ayant fait leurs preuves, dans différents domaines, de leur impertinence écologique,
– déqualifier et démonétiser les métiers manuels à haute valeur culturel ruine leur attractivité à l’adresse des jeunes et des personnes en reconversion alors que foisonnent les bulshit jobs stériles et démotivants ainsi que des filières saturées.
L’observation portée sur la maçonnerie concerne l’ensemble des corps de métier du bâtiment, notamment ceux du second oeuvre. Le passage du plâtre travaillé a fresque à la feuille de plâtre cartonnée vissée sur rails métalliques est un exemple patent de captation de valeur en amont du chantier – lieu d’élaboration et de mise en œuvre.
Cette confiscation économique induit une mutation holistique de la chaine de production qui génère in fine des objets sans âmes.
D’une manière générale, réduire l’épaisseur culturelle des métiers à la sécheresse de l’emploi immobilise « la part de réalité humaine aliénée qui est enfermé dans l’objet technique », selon les termes empruntés à Gilbert Simondon. Artisans oeuvriers, maçons, plâtrier, menuisiers… engagent et maintiennent un dialogue avec la matière, échange qui conduit leur travail sur un cheminement ouvert ; Tim Ingold qualifie d’ailleurs fort justement les artisans de « voyageurs itinérants ».
Avec Paul Valéry, on pourrait voir ici de la poíēsis, « action humaine complète » caractérisée par « la prévalence à la dimension de l’œuvrer plutôt qu’à son résultat », tant l’articulation entre les savoirs techniques, les habiletés physiques et le sentiment de l’œuvre ouvrent à une véritable chorégraphie de la mise en œuvre, telle qu’on peut la voir sublimée dans le lancement d’une voute catalane ou l’édification aérienne d’une case Mousgoum.
Quelle relation peut s’établir lorsqu’enduire un mur consiste à ouvrir un sachet de poudre, fût-elle écoresponsable -pour l’hydrater et l’appliquer selon les consignes posologiques du fabricant ? Tout se passe comme si la pratique généralisée du prêt-à-l’emploi astreint les travailleurs, dépossédés d’un avenir métier, à devenir eux mêmes prêts à l’emploi !
Une réforme écologique du travail comprend une vigilance sur les techniques de production et les techniques normatives mais également une attention sans faille aux techniques relevant de l’humanisation ; afin que le travail sorte de sa puissance d’aliénation et participe à l’être au monde du plus grand nombre.