Lors d’un projet construction, les documents de prescriptions qui décrivent le choix des matériaux et les dispositions de leur mise en œuvre utilisent traditionnellement le terme « fourniture et pose ».
Celui-ci organise de fait l’acte de construire en tension entre la production le plus souvent industrielle des composants et les manutentions utiles à leur incorporation dans l’ouvrage.
Dans ce diptyque s’engrènent à loisir production, travail, rendement, profits … mais aussi savoir-faire, autonomie, utilité, intensité sociale … autant de problématiques et d’enjeux communs à d’autres filières et qui structurent notre actualité écologique de société « avancée ».
De pose à pause, il s’agit d’explorer comment défaire quelques monolithes encombrants de la pensée unique pour composer un projet social dont un des totems serait le travail/trabajar versus le travail/tripalium. *
* https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail
Fourniture(s) 1 – Le Yalta de la société contemporaine
L’organisation de la société contemporaine obéit à une efficace partition des taches : tandis que le marketing déploie les artifices invasifs aptes débloquer la décision d’achat, la logistique s’emploie à remplir les rayons des lieux de confrontation à la marchandise.
Car il faut en aligner de l’article pour honorer le mantra libéral « c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits » selon la doctrine de la politique de l’offre énoncée par Jean-Baptiste Say, lequel affirmait en 1828 : « les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement « .
Equipé d’une assise scientifique élémentaire, débarrassé des questions subalternes de hiérarchie des besoins, d’externalités et de finitude des ressources péremptoirement mises en léthargie prolongée, l’open bar productiviste pouvait lancer officiellement le grand bal de l’extraction continue.
Que des pandémies, guerre ou désordres climatiques menacent le bateau ivre du commerce mondialisé, il importe avant tout que l’orchestre poursuive l’ode aux objectifs de vente tant cet enjeu est le cœur battant de l’économie capitalistique toute entière et de la promesse apocryphe de son bienfait commun.
Jusqu’à la version moderne du e-commerce qui accroit encore l’effacement de l’intendance dans une répétition ad nauseam d’une hola promotionnelle perpétuelle.
Cette organisation n’épargne pas l’architecture et sa subordonnée la construction en tant que le concepteur qui est aussi prescripteur se voit confronter aux forces industrielles, tant dans la restriction de sa liberté de choix (cf. le choix de la vêtures dans la problématique ITE où l’architecte se voit inquiété par la tyrannie des marques) que dans sa soumission aux impératifs et impérities du marché au loin en matière de disponibilité des composants.
Fourniture(s) 2 – Magie de l’approvisionnement
L’histoire des mots nous éclaire sur leur résonance politique et sociale, voir leur capacité quasi prémonitoire. Ainsi, selon Alain Rey dans le Dictionnaire historique de la langue française », édition Robert , « fournir » a signifié en 1119 : « ajouter les éléments nécessaires pour qu’il ne manque rien » ; on peut entendre une forme de limitation à ce qui fait besoin, le manque étant relatif à l’indispensable.
Aujourd’hui le terme désigne par métonymie autant la marchandise mise à disposition que l’action de fournir. Cette superposition efface ainsi le quotidien de l’entreprise de production et de logistique dévolue à l’organisation de l’abondance marchande : rencontrer ordinairement un « mur de yaourts » de 5 m2 dans un hyper marché procède du spectacle consumériste banalisé, sans considération des modalités régissant la chaine d’acteurs mobilisés pour cette mise en (ob)scène ni de la chaine de valeurs qui en découle.
Si l’épisode du confinement a inopinément révélé l’importance des soutiers de cette frénésie, le retour du business as usual les a sitôt renvoyé à leur anonymat, remettant en lumière la charge libidinale des produits et le magasin au milieu du village (du village planétaire quand au e-commerce).
Cette disparition participe d’une organisation de l’apparence assignant au consommateur le statut de chainon ultime de l’évolution, situation triomphale consolatrice de la qualité morbide des produits de masse disponibles dans l’ensemble des secteurs, de l’alimentation à la construction en passant par l’habillement et les biens domestiques.
Dans cet opacité, quid du traçage environnementale et social rigoureux des produits ?
En quoi l’invention du « matériau biosourcé » représente-t-elle autre chose que la capacité technopolitique à recourir à la novlangue pour simuler sa volonté de faire ?
Fourniture(s) 3 – Le progrès contre les besoins
La grande aventure de l’invention montre comment l’ingéniosité humaine a d’abord su construire des réponses aux questions posées pour l’assouvissement des besoins … puis à fabriquer des envies fondées sur des nécessités parfaitement dispensables.
Parmi les moments marquants de cette épopée, le détour de production est un phénomène déterminant qui consiste à investir du temps et des moyens pour interposer entre la réponse à un besoin et l’usager un dispositif à meilleur rendement productif. Lorsqu’il est rendu indispensable et tenu par un tiers qui en tire profit et puissance, cet investissement technique scelle la perte d’autonomie de l’usager par sa soumission d’accéder à un meilleur confort.
L’exemple classique est celui du besoin en eau où la première solution consiste rustiquement à se rendre régulièrement à pied pour boire à la rivière, puis à fabriquer un sceau optimisant l’efficacité des déplacements, puis à supprimer ces derniers par l’aménagement d’un captage et d’un réseau de distribution.
La fabrication d’un linteau fourni un autre exemple, du simple bois massif prélevé localement à la solution béton armé qui nécessite la mobilisation de plusieurs filières lointaines (ciment, acier, agrégats …).
La réalisation des solutions constitue des détours de production en tant que le temps de leur élaboration, s’il n’est pas directement productif, assure à terme un rendement supérieur.
Chaque étape de ce scénario relevant de ce qui est couramment considéré comme progrès, on voit par là comment celui-ci est une chose ambigüe, générant volontiers aisance et dépendance, et sa promotion en cause non discutable une affaire outrepassant les enjeux de technicité.
Existent en effet deux catégories de solutions qui se différencient par leur niveau de convivialité telle que définie par Ivan Illich en tant qu’elles tendent à autonomiser ou à asservir leur usagers.
Apparait alors combien sont cruciales l’importance du travail de la question des besoins, le risque à en confier la résolution opaque à des experts véloces et l’avantage incommensurable à en faire objet de débat public.
Fourniture(s) 4 – Glissement sémantique et crémation généralisée
Le Dictionnaire historique des éditions Robert, renseigne également sur l’évolution anthropologique du rapport aux objets et aux produits.
Le mot « consommer » vient du latin « consummer » dont la signification attestée vers 1120 est :
– faire la somme, le total,
– accomplir, mener à son terme, à son achèvement.
Il est actif jusqu’au 17 ème avec le sens de « accomplir, parfaire »
Naît cependant dès le latin chrétien une confusion avec le mot « consumere » racine de consumer et il prend le sens de « perdre, mener à sa fin, détruire« .
Vers 1580, et suite à cette confusion, on constate l’évolution du sens vers « faire disparaître par l’usage ».
Parallèlement, le mot dérivé « consommateur » passe d’un sens théologique attesté vers 1525 à un sens exclusivement économique vers 1745.
Pour aboutir à la définition contemporaine du verbe consommer : » Amener (une chose) à destruction en utilisant sa substance ; en faire un usage qui la rend ensuite inutilisable » (le Robert).
D’un acte de transcendance, la consommation devient au fil du temps et des pratiques un acte de réification (transformation d’un processus vivant en objet) et le pilier d’une société prédatrice dans laquelle, sommé inlassablement de consommer des sommateurs insistants, le chaland participe avec enthousiasme au potlatch d’une société de la consumation permanente.
Cette dégradation esquive une fonction primordiale des établissements humains, celle de l’usage, dont deux effets induits à haute valeur sociale et culturelle :
– le service rendu aux occupants, habitants, usagers dans le cours de leur vie,
– la patrimonialisation du bien qui tend à devenir un commun par son occupation attentive et la place prise dans le territoire habité.
Pause 1 – Des besoins aux préférences, la dernière aventure de l’humanité ?
Le ressort de la mécanique consumériste réside dans le glissement pervers de l’assouvissement des besoins à l’invention des préférences puis à leur hégémonie prescriptive quasi existentielle : « je suis donc je veux« .
Si vivre est une perpétuelle quête de satisfaction de besoins, des plus organiques – respirer, boire, se nourrir – aux plus élaborés – nager dans sa piscine, jouer au bridge, faire les soldes à Dubaï … – leur régulation sociale ne fait pas naturellement consensus.
C’est une affaire éminemment politique.
Tandis que les états modernes ne sont guère plus qu’une instance d’organisation des superfluités, les forces productives se délectent de la permissivité réglementaire autorisant l’engraissement sans limite des spéculateurs et des actionnaires.
On comprend le rôle du marketing, traqueur de pulsions, fabricant d’exigences, dans la progression déraisonné du rapport aux objets et à leur consommation.
On perçoit comment le déclenchement de la décision d’achat en est le graal lancinant dont la quête repose sur un panel de flatteries, promesses illusoires et argumentations biaisées.
On voit clairement l’instrumentalisation culturelle et sociale de la notion de confort qui génère et légitime le désir d’accéder quoi qu’il en coûte (y compris en plusieurs fois sans frais) au haut de gamme.
L’absolu du confort résidentiel est connu : la maison individuelle avec jardin en propriété privée. Produit phare de l’immobilier qui cumule une piètre empreinte écologique et une mise en risque de l’économie des ménages, mais qui garde le leadership des souhaits, relayé en cela par les politiques successives soumises sans réserve à l’accumulation bancaire.
De la volonté de puissance au pouvoir acheter, le glissement de perspective est réalisé sans complexe ; l’établissement de la capacité de posséder, élevé en dû au bénéfice de l’individu sur la société, rend compte du niveau d’aliénation lié au culte de la préférence.
En sortir réclame plus qu’une somme de petits gestes, plus qu’un « changement de logiciel »; c’est une bascule cosmologique qui peut, sans équivoque, permettre de reconstruire un agencement soutenable de valeurs et de désirs.